Le thylacine, grand prédateur mythique et fantôme du passé

Aujourd’hui, je te propose un double voyage, en distance et dans le temps. Nous partons pour l’autre bout du monde, la Tasmanie, également appelée Lutruwita en langue aborigène palawa kani. C’est une très grande île, dont les côtes, du nord au sud, et d’est en ouest, dépassent les 300 kilomètres de long. Elle se situe à plus de 240 kilomètres au sud de l’Australie. Et je te propose d’atterrir… en 1824, ce qui nous fait bondir dans le temps de 200 ans. Accroche-toi, c’est parti ! 

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La Tasmanie/ Lutruwita : l’île du bout du monde

Regarde cette épaisse forêt moussue. Et ses fougèresfougères géantes ! Nous avons atterri sur les bords de la Pieman River, un fleuve qui coule au nord de la côte ouest de l’île, avant de se jeter dans l’océan Indien. Nous sommes entouré·e·s d’arbres, à tel point que l’on devine à peine le ciel nuageux qui nous surplombe. On se croirait seul·e·s au monde ici, sans aucun bruit de voituresvoitures, ni de présence humaine. Même si les colons anglais se sont installés un peu partout sur l’île depuis la fin du XVIIIème siècle, certaines zones restent difficiles d’accès, et servent de refuge à des centaines d’espèces. Cette étrange forêt épaisse les tient encore à distance, heureusement. Ah, le kookaburra, semble d’accord avec moi ! Oh, et regarde là-bas, Un aigle pêcheur vient de s’élancer dans l’eau, toutes serres sorties pour attraper son repas dans la rivière.

Le martin-pêcheur, architecte expert en… terriers

La lumièrelumière se fait petit à petit rasante, le crépusculecrépuscule approche, c’est le moment parfait pour partir à la rencontre de notre héros du jour ! Soyons discret·e·s, même s’il est imposant, notre héros du jour est plutôt du genre timide. En nous avançant un peu plus dans les sous-bois, là où la moussemousse recouvre le sol, on devrait augmenter nos chances de l’apercevoir. Attention, c’est très facile de s’y enfoncer, lève bien les pieds ! Continuons… Il y a là-bas une sorte de renfoncement, comme une cachette, au pied d’un grand arbre. Je pense que c’est un abri, creusé assez profondément entre les racines. Mettons-nous à l’affût et attendons. Le soleilsoleil baisse à l’horizon et la température fraîchit. 30 minutes passent… Puis 1 heure. Et enfin nos efforts finissent par payer. 

Ni loup, ni tigre : le thylacine

Un animal au long museau émerge de la tanière. On voit sortir son neznez orné d’une truffe noire, sa gueule allongée et sa tête surmontée de deux oreilles légèrement arrondies. Son pelage, qui oscille entre le beige fauve et le gris pâle, luit à la lumière du soir. Et quand il émerge totalement de son trou, on voit distinctement les rayures sombres qui zèbrent son dosdos, comme les rayures d’un tigre. L’animal ressemble un peu à un loup, mais tu peux voir que sa tête est très grande par rapport au reste de son corps et que ses pattes sont plutôt courtes. Il mesure bien 1 mètre 50 de long, et sa queue ressemble à s’y méprendre à celle d’un kangourou, rigide et peu touffue. Son corps est svelte, presque maigre, et on devine le dessin des côtes de l’animal sous son pelage ras.

Cet étrange mammifèremammifère, parfois surnommé tigre de Tasmanietigre de Tasmanie, et comparé au loup ou à la hyène par les Européens, est en fait un thylacine, un animal vraiment à part. Son nom latin révèle le trouble qu’il a provoqué chez les naturalistes étrangers qui l’ont décrit : Thylacinus cynocephalus, ce qui signifie littéralement chienchien à poche à tête de chien. Car oui, même si on peut voir certaines ressemblances avec un loup ou un renard, le thylacine est en réalité… un marsupialmarsupial, tout comme le kangourou, le koalakoala, ou encore le diable de Tasmaniediable de Tasmanie, son cousin le plus proche, dont les cris hantent aussi cette forêt. Mais, s’il semble plus placide que son cousin diable, le thylacine est le plus grand prédateur de l’île.

Bien que le loup et le thylacine soient tous deux des mammifères, couverts de poils et qui allaitent leurs petits, ce sont des cousins assez éloignés sur l’arbre du vivant. S’ils ont la même allure, c’est qu’ils vivent tous les deux dans des milieux qui se ressemblent. Tous deux sont des carnivorescarnivores, qui mangent de la viande, et doivent chasser leurs proies dans un milieu forestier. Ils se sont donc adaptés de la même façon aux contraintes de leur environnement. Ces ressemblances, qui ne sont pas héritées d’un ancêtre communancêtre commun proche, mais qui sont plutôt la conséquence d’une adaptation au milieu de vie de l’animal, sont le résultat de ce que l’on appelle la convergence évolutive. C’est ce phénomène qui explique pourquoi des dauphins et des manchots, des animaux pourtant très différents, se ressemblent autant lorsqu’ils nagent. Leur corps a adopté la même forme, spécifique pour se déplacer vite dans l’eau, car ils vivent tous les deux dans l’océan, et s’y sont adaptés de manière similaire.

Un chasseur à l’affût solitaire

Oh regarde ! Il baille ! Il n’est visiblement pas bien réveillé. Mais… sa mâchoire s’ouvre, et s’ouvre encore ! L’angle de l’ouverture de sa gueule est immense ! On pourrait presque y caler un ballon de basket ! On pense que cette particularité étonnante pourrait l’aider à saisir ses proies, avant de les tuer. Malgré son allure de canidécanidé, le thylacine ne chasse pas en meute, comme les loups d’Europe. Il chasse seul ou à deux, éventuellement. Comme ils ont surtout été persécutés de leur vivant, et très peu étudiés, la majorité des connaissances que l’on possède aujourd’hui sur leur mode de vie provient de l’étude de leurs squelettes. Ainsi, leur crânecrâne est surmonté d’une crête osseuse, qui indique que le thylacine avait une grande force dans les mâchoires, grâce à des muscles bien accrochés sur sa tête. Aussi, et alors qu’on pourrait penser qu’ils poursuivaient leur proie en courant longtemps comme le font aujourd’hui les hyènes ou les lycaonslycaons, des chiens sauvages africains, on sait désormais qu’ils ont plutôt l’anatomieanatomie de chasseur à l’affût. Comme les tigres, dont ils partagent les rayures, ils attendaient probablement que leur proie passe à proximité, avant de leur sauter dessus !

Notre thylacine sort de notre champ de vision, et revient quelques longues minutes plus tard, avec une proie entre les crocs. On ne voit pas très bien, avec le peu de lumière qu’il y a à cette heure, mais cela ressemble beaucoup à un wallabywallaby, un petit kangourou. On sait que le thylacine se nourrissait de nombreux animaux différents. On a même retrouvé dans l’estomacestomac d’un individu les restes d’un échidné, ces drôles de cousins des ornithorynquesornithorynques, qui ont le corps recouverts de piquants et le nez en trompette ! Le thylacine pose la proie au sol et des couinements aigus se font entendre aussitôt au niveau de la crevasse. Une petite tête émerge entre les racines de l’arbre, puis une 2e, suivie d’une troisième ! Notre thylacine est en fait une mère de famille et elle vient de ramener son repas du soir à ses trois petits ! Quelle chance nous avons ! 

Les marsupiaux ont plus d’un tour dans leur poche !

Le mode de reproduction du thylacine sort, lui aussi, de ce que l’on a l’habitude de voir. Comme je te l’ai dit, notre prédateur tasmanien est un mammifère, mais c’est aussi un marsupial, c’est-à-dire qu’il possède une poche sur le ventre et que ses bébés passent par plusieurs phases de croissance bien distinctes. En fait, c’est un peu comme s’ils “naissaient” deux fois. Alors qu’ils sont encore tout petits et qu’ils ne mesurent que quelques centimètres de long, les bébés thylacines, qui sont encore au stade de larveslarves, sortent de l’utérusutérus de leur maman. C’est la 1ère naissance, mais un deuxième abri les attend pour poursuivre leur développement. Après avoir rampé hors de l’utérus, ils doivent se mettre à l’exercice et grimper jusqu’au marsupium de leur maman, la poche spéciale des marsupiaux. Là, ils pourront s’accrocher à une des 4 tétines qui s’y trouvent pour y prendre des forces. Ils restent pendant des mois dans cette poche, tandis qu’ils ne passent que quelques très courtes semaines dans l’utérus de leur mère !

Le cloporte, cousin du crabe, porte ses bébés comme un kangourou

C’est donc un mode de croissance très différent de ce que l’on peut voir chez les autres mammifères, où les petits, se développent entièrement dans l’utérus lors de la gestationgestation. Et, chose surprenante, alors que la poche des kangourous et des wallaby s’ouvre vers l’avant, la poche du thylacine, s’ouvre, elle, vers l’arrière, comme celle du diable de Tasmanie, ou du chat marsupial, appelé quoll, en anglais, qui sont ses plus proches cousins actuels. Ainsi, les petits installés dans la poche de leur maman regardent vers sa queue au lieu de vers sa tête. Les Australiens appellent tous les bébés marsupiaux, du wombat en passant par le koala et le kangourou, des joeys. Trop mignon, non ? Après avoir passé plusieurs mois dans la poche de leur mère, les petits thylacines passeront encore plusieurs mois, bien cachés à l’abri dans leur tanière où leur mère leur apporte à manger. On peut dire qu’ils prennent leur temps ! Mais nos joeys sont déjà assez grands, ils ne devraient plus tarder à se nourrir tout seuls ! En observant cette petite famille profiter de son repas, il est difficile d’imaginer que dans un peu plus de 100 ans, le thylacine aura complètement disparu de la surface de la terreterre. Que s’est-il passé exactement ? Et est-on bien sûr, qu’il n’en reste plus aucun, caché dans des recoins inaccessibles ? Voyons cela.

D’ennemi numéro 1 à rareté à protéger

Si le thylacine, le plus grand prédateur de Tasmanie, a disparu, tu t’en doutes, ce n’est pas par magie. Les colons britanniques, arrivés sur place dès la fin du XVIIIème siècle, voient cet animal d’un mauvais œilœil. Ils l’accusent de s’en prendre à leurs poules et à leurs moutons, amenés sur l’île pour le commerce à partir de 1820. Mais ces rumeurs sont sans doute très exagérées. Une fameuse photo qui montre un thylacine tenant une poule dans sa gueule est en réalité une image trafiquée, avec… un thylacine empaillé ! Le détournement d’images pour propager des fausses informationsfausses informations ne date pas d’hier ! Le problème, c’est que tout le monde y a cru, et dès 1830, la tête de notre loup marsupial est mise à prix. En 1888 le gouvernement tasmanien offre 1 livre pour chaque adulte tué et 10 shillings par jeune exterminé. En 1909, c’est plus de 2 180 primes qui ont été distribuées. Or, les scientifiques estiment qu’il ne restait que 5 000 thylacines en Tasmanie quand les colons sont arrivés. N’oublions pas que ces animaux étaient endémiquesendémiques, c’est-à-dire qu’ils ne vivaient que sur cette île. Leur population était donc déjà réduite, et fragilisée par une faible diversité génétiquegénétique. Les adultes se reproduisaient parfois entre individus de la même famille, par manque de partenaires, réduisant ainsi leurs chances de vivre en bonne santé.

Un thylacine filmé au zoo de Hobart. © Mr. Williamson, David Fleay, Wikimedia Commons

Mais au début des années 1930, on s’interroge. On s’inquiète même un peu… Qui a vu un thylacine récemment ? Après plus d’un siècle de chasse intensive, l’animal est devenu rarissime. En 1936, son statut change, et d’ennemi numéro 1, il se transforme en une rareté à protéger. Mais il est déjà trop tard. Le dernier animal vivant connu, s’éteint au zoo Beaumaris de Hobart, 59 jours après ce changement de statut, le 7 septembre 1936. La date du 7 septembre est d’ailleurs célébrée depuis 1996, comme la journée nationale des espèces menacées en Australie, en hommage à ce dernier individu. Et depuis 1957, le blason officiel de la Tasmanie montre deux thylacines fièrement dressés. Mais rien n’y fait. Au même titre que le dodo de l’île Maurice, le thylacine incarne notre culpabilité, et les dégâts irréparables causés par l’être humain sur la faunefaune qui l’entoure.

Et si le thylacine existait toujours ? 

Alors, on essaie de se consoler. De garder l’espoir. Le thylacine du zoo de Hobart, qu’on peut encore voir à travers quelques extraits vidéo, était-il bien le dernier ? La Tasmanie est un grand territoire de plus de 64 000 km2, désertdésert et sauvage. Des thylacines existent encore peut-être, quelque part, cachés loin de la folie des humains ? C’est en tout cas ce que de nombreux doux rêveurs veulent croire ! Le nombre de témoignages, qui émanent parfois de personnes scientifiques sérieuses, sème le doute. Certains chercheurs se sont même penchés sur la question. C’est le cas de Barry Brook et de son équipe, qui ont publié en janvier 2021 un article où ils analysent en détail 1 237 indices géolocalisés, enregistrés entre 1910 et 2019, et classés des plus sûrs aux plus fantaisistes. Ils dénombrent les fois où un thylacine a été capturé ou abattu, les témoignages d’observation, issus de sources de première main – bushmen, scientifiques, membres officiels des parcs, etc… Leurs analyses leur permettent de recréer une carte de la distribution des animaux et de mieux évaluer la date exacte de leur extinction. Leur conclusion ? L’équipe explique que, si le thylacine est bel et bien éteint aujourd’hui, les derniers spécimens auraient disparu à la fin des années 1990 ou au début des années 2000 et non pas en 1936. 

Une vidéo colorisée du dernier thylacine connu, filmée au zoo de Hobart. © NFSA Films, YouTube

En attendant, tous les ans, de nouveaux explorateurs amateurs présentent des images de pièges photographiques, avec l’espoir de recroiser l’ombre du loup marsupial. Mais pour l’instant ce ne sont que des opossumsopossums ou des wallaby farceurs qui se font flasher… Certains rêvent même de pouvoir cloner l’animal, à partir de spécimens conservés en musées, mais… est-ce vraiment une bonne idée ? 
Pourra-t-on un jour revoir le thylacine fouler cette terre ? Rêve fou ou quête accessible ? Je te laisse décider !

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